8 - ISABELLE MACOUGNAN
Florence – Italie
Le Bateleur finit par échapper aux griffes de la police marocaine qui assaillait de questions les rescapés de l’aéroport. La plupart des gens, fortement commotionnés, frisaient la crise de nerfs, et nul ne put apprendre quoi que ce soit aux enquêteurs qui conclurent provisoirement à un acte de terrorisme non revendiqué.
Lorsque l’avion décolla enfin de la terre africaine, Le Bateleur poussa un soupir de satisfaction car Malika ne l’avait pas rejoint. Seul, il avait l’impression d’être moins vulnérable et, surtout, plus libre, plus mobile.
Le trajet se déroula sans encombre jusqu’à Rome ; gagner ensuite Florence tint du jeu d’enfants, d’ultra-rapides Baffurs assurant la liaison entre les deux villes.
Lorsque l’on comparait le site actuel de la cité-musée aux gravures du XXe siècle, on ne pouvait qu’être déçu : Florence était devenue un vaste champ de coupoles protégeant les fabuleux vestiges du passé. À travers ces dômes de verre, ces gigantesques verrières qu’il était difficile de nettoyer, on devinait avec peine les tours crénelées du Palazzo Vecchio, les campaniles de Santa Croce ou d’Orsammichele.
À localiser, sous l’un des innombrables globes, la propriété de Scarpio Poggioli fut aussi facile que situer le Palais Pitti, ou l’église de San Miniato, d’ailleurs dans son voisinage. Mais l’italien rechigna à accepter un rendez-vous avec l’agent du S.R.E. français. Le Bateleur eut beaucoup de mal à le convaincre de le rencontrer en échange de « renseignements précieux », et reçut finalement une adresse, 18 rue Falcone, au cœur de la vieille ville où on l’attendrait, la nuit tombée, au deuxième étage d’une ancienne maison.
« Une façon comme une autre de rester discrets », avait prétendu Scarpio Poggioli.
La rue Falcone était comme Le Bateleur l’avait imaginée : semblable à un décor de théâtre, avec ses façades mi-lépreuses, mi-rénovées, ses porches monumentaux et ses fenêtres à meneaux, par lesquelles on pouvait distinguer des plafonds peints, propices aux rêves et aux soirées galantes. Les constructions étaient dominées par une verrière déjà ancienne, à larges structures qui lui donnaient l’aspect d’une gare du XIXe siècle. L’ensemble, désuet, ne manquait pas de charme et Le Bateleur flâna un moment d’un bout à l’autre de la rue. Comme le soleil était encore haut, il entra dans un restaurant pour attendre l’heure du rendez-vous et calmer la faim arrogante qui l’agaçait depuis un moment. Le dîner fut succulent, arrosé d’un vin pétillant, vert mais délicat, qui appelait un dessert acidulé. Quand son palais fut satisfait et qu’il se sentit ragaillardi, des rouges sombres coulaient sur les façades, une partie du ciel était devenue violet foncé. Il régla la note, puis gagna lentement l’entrée du 18. À gauche d’une lourde porte de bois, peinte, aux cuivres étincelants, il découvrit deux sonnettes surmontées de l’œil d’une caméra ; l’une portait le nom d’une dame, Isabelle Macougnan, l’autre deux initiales : S.P.
Pas d’ambiguïté possible ; il sonna. Un interphone se mit à grésiller et une voix sans coloration particulière s’enquit :
— Monsieur ?
L’agent français se présenta.
La porte s’ouvrit sans bruit d’une simple commande de l’étage. Le Bateleur entra. Un vaste escalier bordé de balustres était éclairé par une lampe de Nux qui flottait à mi-hauteur de ce hall aux larges dimensions. Le Bateleur le grimpa d’un pas tranquille. Parvenu sur le palier du premier, deux portes se proposèrent. Sur l’une était affiché le nom de la signora, sur l’autre les initiales S.P. Cette dernière s’effaça.
— Donnez-vous la peine d’entrer, dit la voix impersonnelle.
Le Bateleur pénétra dans un appartement luxueux, totalement démodé, où quelqu’un l’attendait, assis derrière un bureau. Un homme de petite taille, aux cheveux blancs et aux lunettes rondes, noires. Le Bateleur se demanda si cette personne était aveugle, mais elle tourna la tête vers la fenêtre bleu nuit en soupirant :
— Pour être à l’heure à notre rendez-vous, j’ai loupé le coucher de soleil, monsieur Le Bateleur.
— Nous aurions peut-être pu nous rencontrer avant ? hasarda l’agent du S.R.E.
— J’espère que ce que vous avez à m’apprendre vaut le déplacement ? enchaîna le malotru.
— Monsieur Poggioli, attaqua Le Bateleur qui n’avait aucune envie de finasser avec un grossier personnage, l’enquête que je mène sur la mort de Mme Moulay-Hassan m’a directement conduit chez vous.
Les lunettes dissimulaient malheureusement l’expression du regard, mais une légère crispation parcourut le visage lisse de l’italien.
— Ce que vous venez de dire, répondit la voix imperturbable, donne son plein sens à la mission qui m’a été confiée.
L’étrange personnage pointa sur la poitrine du visiteur un curieux pistolet au museau rond.
— Annihileur de volonté ! diagnostiqua trop tard Le Bateleur :
La détente venait d’être pressée et l’onde de choc le traversa, ni douloureuse, ni désagréable, mais d’une efficacité absolue : pendant trois bonnes minutes, il serait incapable de bouger un cil ou d’échafauder des pensées ; même si on lui chatouillait la plante des pieds à l’aide d’un chalumeau, il ne frémirait pas ! Des mots confus, dans sa tête, s’évaporaient déjà…
« Out ! se dit-il, dans un effort. Quoi qu’il arrive, quoi que l’on me fasse subir, je donnerai la réplique énergique d’un… rhododendron ! »
Seul avantage de l’effet de l’annihileur, une impression euphorique : un sourire niais barra le visage inexpressif de la victime.
L’homme aux lunettes se leva, tourna la poignée d’une porte matelassée. Derrière le panneau, deux autres personnes : l’une portant la soixantaine bien tassée et une bedaine d’un genre obscène, l’autre un bellâtre au pull gris, tenant ladite bedaine dans l’axe d’un laser KP 736, un engin qui aurait sérieusement pu aider à creuser le tunnel sous la Manche s’il avait existé à la fin du XXe siècle.
— Qu’est-ce que c’est que ce cinéma ? s’énerva le gros. Vous allez vous expliquer, à la fin ? Et vous, là, le rigolard assis, vous êtes Le Bateleur, n’est-ce-pas ?
Le fluet à lunettes noires eut un geste d’apaisement, le désigna d’abord de son pouce soigné, puis indiqua Le Bateleur :
— Voilà, exposa-t-il, nous sommes payés pour vous éliminer tous les deux. Nous allons donc vous tuer, monsieur Poggioli. La poire française endossera le crime.
Scarpio Poggioli s’élança lourdement, avec l’espoir insensé de désarmer son agresseur, mais il partit à la renverse comme s’il avait été percuté par un Baffur de dix tonnes. Dans son état Le Bateleur suivit la scène au ralenti : il vit, rongé par la lueur violette, le corps massif se creuser, Poggioli ouvrir la bouche, démesurément, les yeux écarquillés d’effroi. Son expression traduisait une indicible horreur : sans doute comprenait-il que ce coup-là, il ne le digérerait pas.
Le tueur ne le regarda pas s’immobiliser au sol ; il s’approcha du Bateleur statufié, retira le laser de ses mains gantées, vissa la crosse entre les doigts recroquevillés du Français.
— Voilà, dit-il à l’adresse de son comparse. C’est fait.
L’inconnu aux lunettes essuya l’annihileur de volonté, le plaça entre les doigts de Scarpio Poggioli avant de l’abandonner près du cadavre. Ensuite, il appuya sur un bouton de sa ceinture : un sidérophone de la grosseur d’une boîte d’allumettes se matérialisa devant sa bouche :
— Code 6 – 2 – 8 ! ordonna-t-il, sec.
— Police, répondit quelqu’un. J’écoute.
— Ecoutez bien, fit la gouape, la bouche tordue. Scarpio Poggioli sera descendu dans une minute, 18, rue Falcone.
Il coupa le contact ; le sidérophone s’évapora dans un petit nuage rose. Pull-over gris avait déjà entrouvert la porte, prêt à filer.
Dans l’appartement contigu, la signora Macougnan stoppa d’un geste gracieux le magnétophone miniature qui boursouflait l’un de ses écouteurs, ensuite, elle retira le micro-ventouse qui adhérait à la cloison, puis elle fit disparaître le tout dans le tiroir d’une commode.
— Les vautours s’envolent, déclara-t-elle en gagnant le hall où se tenait une jeune fille.
— Ils détalent ! précisa Malika Moulay-Hassan collée à l’œilleton permettant d’observer le palier.
— Alors, fit la vieille, il ne nous reste que quelques secondes avant l’arrivée des flics pour voir dans quel état ils ont mis votre policier.
Suivie de Malika, l’Italienne pénétra chez Scarpio Poggioli ; elle eut un léger hochement de menton en direction du gros homme diminué d’une bonne parue de lui-même :
— Ben dis donc ! siffla-t-elle. Ils n’ont pas fait dans la dentelle, les marlous.
— Il vit ! s’exclama la Marocaine, derrière elle.
— Coupé en deux, ça m’étonnerait ! répliqua Isabelle Macougnan.
— Aidez-moi à le transporter, haleta Malika qui essayait de soulever l’agent du S.R.E. en vain.
La vieille dame se retourna, haussa les épaules :
— Lui ? évidemment qu’il est vivant ! Je l’ai remarqué en entrant.
Les Baffurs de la police approchaient : leurs sirènes hurlaient sous les verrières qui multipliaient l’effet par de nombreux échos.
La signora Macougnan empocha le laser, puis tira de toutes ses forces Le Bateleur par les pieds.
— Voilà, souffla-t-elle. Par terre, il sera plus facile à transporter.
Malika attrapa un bras inerte, Isabelle l’autre et, dans un effort commun, elles traînèrent le grand corps du Français.
— Il pèse des tonnes, cet abruti, maugréa la vieille tandis que les policiers activaient les sonnettes, en bas.
— Dépêchons ! souffla Malika en redoublant d’énergie.
Rebelle comme un sac de sable, Le Bateleur avait l’impression de flotter sous les plafonds déformés. Les policiers s’impatientaient, tambourinaient sur les panneaux, à l’entrée, tandis que d’autres déployaient une échelle de fer au-dessus de l’un des Baffurs pour atteindre l’une des fenêtres, à l’étage.
Malika poussa Le Bateleur au fond de la penderie indiquée par la maîtresse de maison, se jeta contre lui, sous les robes et les manteaux qui fleuraient bon la naphtaline et le parfum de qualité, tendit l’oreille : Isabelle Macougnan ouvrait aux forces de l’ordre.
Claquements de pas, cliquetis, éclats de voix se succédèrent ; deux policiers parlementèrent avec la vieille propriétaire de la maison, puis ils pénétrèrent dans son appartement « juste pour jeter un coup d’œil ! »
Malika s’immobilisa sur Le Bateleur qu’elle couvrait de tout son corps ; un plaisir trouble la soudait aux muscles développés du Français. La penderie s’entrouvrit, un éclair de lumière passa puis s’éteignit. Le battant se referma ; Macougnan qui accompagnait les limiers parlait sans arrêt, plaisantait gentiment :
— Mon mari fut le dernier mort de cette maison ; il y a plus de quinze ans de cela, vous étiez sûrement encore sur les bancs de l’école communale, tous les deux, n’est-ce pas ? Il est décédé seul, lui, au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit-Personne ne l’a aidé. Ce n’est pas comme ce pauvre M. Poggioli que vous m’avez laissé entrapercevoir. Coupé en deux, le pauvre ! Vous parlez d’une colique qu’il a eue !
Les inspecteurs disparurent un moment, puis revinrent poser de nouvelles questions ; ces gens-là n’en avaient jamais assez :
— J’ai en effet aperçu Scarpio Poggioli, lorsqu’il est entré, un peu avant la nuit ; deux hommes sont venus peu après, un petit à lunettes noires et aux cheveux blancs, un jeune en tenue de sport. C’est tout. Je n’ai vu ressortir personne.
Les policiers insistèrent pour en savoir davantage, mais Isabelle Macougnan se montra dans l’impossibilité d’en dire plus.
— C’est déjà beau que j’aie repéré les lunettes noires, se défendit-elle ; en général je ne prête pas attention aux gens qui fréquentent mes voisins de palier. D’autant que je ne suis guère physionomiste.
Quand les flics prirent congé, elle s’approcha de la penderie et chuchota :
— Ils peuvent revenir d’un moment à l’autre ; il serait plus prudent de ne pas bouger de là, tous les deux.
Le Bateleur qui retrouvait ses esprits et ses sens ne demandait pas mieux : la jeune fille qui se lovait sur lui possédait le nécessaire pour rendre indolore les contacts. Toutes ses rondeurs élastiques s’ajustaient dans sa propre morphologie.
— C’est aussi parfait qu’un mécano géant, dit-il.
— Vous êtes sauf, chuchota Malika.
— Et sain, précisa le Français qui, après l’extinction des feux, redevenait brasier.
La rondeur que Malika ne pouvait éviter, entre ses cuisses, prouvait que Le Bateleur ne mentait pas.
Elle se souleva un peu, puis se replaça confortablement sur la proéminence avec un ronronnement de chatte.
— La dame a dit « pas bouger » ! intima Le Bateleur, la nuque hérissée.
D’une simple reptation, Malika ôta sa petite culotte, puis elle s’activa pour libérer la partie du rescapé qui semblait la plus apte à revivre.
— Pas sortir…
Le Bateleur faillit hurler de plaisir : si l’annihileur de volonté ne l’avait pas paralysé, sans doute aurait-il cassé le placard mais il se contenta d’arracher quelques volants aux robes suspendues au-dessus de sa tête, d’entortiller de soie les reins déchaînés de sa compagne, d’entraîner quelques galurins surannés et autres falbalas vestimentaires décrochés les uns après les autres dans des déchirements feutrés. Au fur et à mesure que l’exploit charnel l’entraînait dans un jeu de figures de plus en plus complexes, le sol se couvrait des nippes de la vieille ; il devenait couche luxueuse, participait à sa manière aux ébats guerriers, aux cajoleries savantes que l’instinct leur faisait découvrir. Le piquant du danger, la peur rétrospective ajoutaient à l’énergie libératrice dont quelques manteaux de prix firent les fiais. Ce typhon intérieur transforma la penderie rangée en nid d’oiseaux canailles, et nus maintenant, imbriqués dans une fatale galopade, les deux amants fonçaient au même rythme, infernal, vers la ligne d’arrivée. Ils la franchirent bouche contre bouche, précisément au même moment, juste quand Isabelle Macougnan venait les libérer. C’est un cri analogue, d’exaltation totale pour les uns, d’horreur feinte pour l’autre, qui jaillit de toutes les gorges, mettant un point final au fantastique corps à corps. À bout de forces, les guerriers s’écroulèrent sur le bord du champ de bataille tandis que Macougnan battait des mains :
— On peut dire qu’on n’a pas le temps de s’ennuyer avec vous deux, lâcha-t-elle, moins fâchée qu’elle ne voulait le laisser paraître. Heureusement que vous n’êtes entrés dans ma vie que depuis une petite heure.
Huit jours dans la ville, ce serait Hiroshima.
— C’est… C’est les nerfs, s’excusa Malika.
— Désolé, renchérit Le Bateleur en se couvrant le minimum à l’aide d’un chapeau à plumes.
Malika se dressa, tout endolorie ; Le Bateleur s’extasia devant des proportions qui auraient rendu fou le plus tatillon des mathématiciens.
— La salle de bains est à côté, invita Isabelle Macougnan. Jusqu’à cette heure elle était en état.
Tous trois éclatèrent de rire et la signora se retira en secouant la tête et en fredonnant une ancienne chanson d’amour.
Quelques minutes après, le trio se retrouva dans le salon ; malgré l’ahurissante mésaventure du début de soirée, la gaieté, l’envie de délirer, animait les visages. Le Bateleur, cependant, rompit en partie ce charme innocent en questionnant Malika :
— Que s’est-il passé après l’attentat de l’aéroport de Rabat ?
— Je savais que tu aurais besoin de moi, expliqua la Marocaine. J’ai attendu que tu partes et j’ai pris l’avion suivant. À Florence, j’ai épié la villa de Scarpio Poggioli en supposant que tu allais y venir. Mais c’est lui qui est sorti. Je l’ai suivi jusqu’ici, où j’ai supposé que tu te manifesterais à ton tour.
Mme Macougnan prit le relais :
— J’ai rencontré la mignonne devant la porte. Je l’ai reconnue tout de suite : elle ressemble tellement à sa mère dont parlent tous les journaux !
— Elle m’a invitée à entrer, continua Malika. Je lui ai tout raconté.
— Question de confiance réciproque, s’immisça la vieille avec un air entendu. Moi aussi, je me suis livrée…
— Nous avons vu entrer les deux malfrats.
— Et nous les avons enregistrés, souligna Isabelle Macougnan.
Elle glissa vers un meuble, sortit son attirail d’écoute.
Le Bateleur n’en revenait pas ; il lorgnait en direction de la grand-mère avec prudence, comme si elle allait subitement se dématérialiser.
— Ne faites pas cette tête-là ! s’esclaffa l’Italienne. C’est comme ça : j’appartiens à la LAM, Ligue Anti-Mafia, et depuis des mois, des années même, je surveille Scarpio Poggioli, un gros bonnet, qui a eu la malencontreuse idée de louer cet appartement que de rusés amis sont parvenus à lui suggérer.
— Alors, s’emporta Le Bateleur, vous pourrez peut-être nous aider ?
— Comme si ça n’était pas déjà fait, maugréa la vieille.